Social Anthropology - Robots, AI & Society

samedi 20 novembre 2010

L'automate et ses secrets

Lorsqu'on aborde l'histoire de la robotique, on est bien souvent confronté à une même chronologie, teintée d'évolutionnisme culturel, qui dresse une sorte de généalogie des machines et de leurs concepteurs. Cette histoire, pour intéressante qu'elle puisse être, cherche généralement ses premiers principes dans la mythologie grecque et la Bible. Elle aborde ensuite les réalisations de Héron d'Alexandrie, celles des horlogers du Moyen-Âge, le naturalisme de la Renaissance, avant de se consacrer aux automates des XVIIIème et XIXème siècles, et enfin, à l'ébauche d'une robotique scientifique et à ses développements contemporains. Une histoire linéaire en somme, qui se développe sur le principe d'une progression constante des moyens et des idées dont l'issue est, paradoxalement, un retour vers le temps du mythe, à travers la création d'une créature vivante... 

Ce paradoxe n'en est en fait pas un. Et si l'on s'intéresse d'un peu plus près à certains éléments de l'histoire des automates, on constate rapidement qu'un des enjeux la traversant se fonde moins sur la création de la vie que sur l'apparence de cette création ; qu'en fait, cet art de l'imitation ferait d'abord naître la vie dans l'œil du spectateur. Souvenons-nous d'un épisode, généralement montré comme un exemple à ne pas suivre, dans cette longue histoire des créatures artificielles.

Lorsqu'on évoque aujourd'hui Wolfgang von Kempelen, une des premières choses qui vient en tête est son célèbre automate joueur d'échec. L'objet de von Kempelen passe pour un des plus grands canulars de l'histoire des automates, et il reste peu de choses des autres réalisations du mécanicien hongrois, malgré l'ingéniosité dont il lui a fallu faire preuve pour les concevoir. Le joueur d'échec, qui était en fait un objet animé par la main d'un homme, suffit à porter le discrédit sur l'ensemble du travail du mécanicien. On continue aujourd'hui à étudier la méthode utilisée par von Kempelen pour mettre en oeuvre son illusion, mais on s'est assez peu intéressé à ses effets, alors qu'ils constituent un cas exemplaire, quoiqu'un peu daté, d'interaction entre un humain et une machine au travers d'une expérience de type Wizard Of Oz. 



Si l'on s'intéresse à la correspondance échangée autour de cet objet, on voit qu'il provoque deux sortes de réactions. Une première porte à croire en la réalité de ce qui se passe ; que l'objet est réellement capable de jouer une partie contre les adversaires les plus qualifiés et qu'il réagit de manière appropriée, et parfois un peu excessive, en fonction de ce qui se passe dans le jeu. On reprochera d'ailleurs à son inventeur d'avoir conçu une machine diabolique. Certains se signeront en voyant l'objet s'animer et vaincre ses opposants. Une seconde réaction, plus éclairée, formule une série de questions sur l'astuce employée par von Kempelen pour faire bouger l'objet ; un secret dont le mécanicien admettra l'existence sans jamais, cependant, en révéler le contenu.

Les démonstrations du joueur d'échec se succèdent et laissent dans l'incertitude bon nombre de savants européens. Il faudra attendre la mort de son concepteur avant que le secret de son fonctionnement ne soit transmis, et que la déception ne prenne progressivement le relais de la curiosité. Le joueur d'échec, après avoir été vendu à un autre mécanicien, Johann Maelzel, et après avoir traversé l'atlantique avec lui, sera finalement relégué au rang d'objet de fête foraine, continuant ainsi à susciter un temps cette curiosité si caractéristique, mêlée de crainte et d'émerveillement, avant de disparaître. 

Pour aller plus loin :
Film : Le joueur d'échec de Raymond Bernard (1927) - Extrait sur Youtube
Livre : Jean Eugène Robert-Houdin, 1858, Confidences d'un prestidigitateur, une vie d'artiste

lundi 15 novembre 2010

Arts de la Guerre ?

Alfred Crimi illustre l'article Mechanical Brains, Life Magazine, 24 Jan. 1944, p. 66


En parcourant le numéro du 24 janvier 1944 du magazine Life, on peut facilement se rendre compte que l'esthétique futuriste participe de la médiatisation de l'effort de guerre américain. Y sont abordés, dans les images, les grands thèmes du manifeste de 1909, l'audace et le danger, le mouvement agressif, la glorification de la vitesse, du train, de l'industrie, du travail, du patriotisme, de la guerre. 


C'est notamment le cas avec ce dessin qu'Alfred Crimi consacre à la tourelle ventrale du bombardier B-17, conçue par la société Sperry pour laquelle il travaille alors. David Mindell note que le travail de Crimi consiste en une manière de confondre le corps humain et la machine par le biais de l'image. Dans ce travail, souligne-t-il, l'opérateur humain est cerné par la machine, il est intime avec elle, il devient la machine. 


On souligne souvent que l'usage de plus en plus récurrent de drones ou de robots télécommandés en tout genre annoncent la manière dont on fera la guerre demain. Or si l'on regarde d'un peu plus près l'imagerie de la seconde guerre mondiale, mais également les grandes innovations techniques qui accompagnent les premières minutes de la cybernétique, on comprend que cette guerre de robots et de cyborgs a en fait déjà eu lieu ; que cette forme de projection dans le futur serait donc aussi composée du souvenir de l'histoire tragique de la fusion du corps et de l'acier.


Scaphandre Carmagnolle
1882
Quoi de moins étonnant après tout. Voir en effet une quelconque nouveauté dans cette fusion résulterait d'une méprise quand à la longue histoire des relations des humains et des machines. Ce serait oublier, par exemple, comment le costume du scaphandrier a permis à l'humain d'étendre son domaine d'action au-delà des seuls lieux de son existence. 


Cette image de la fusion de l'humain à l'objet technique serait finalement celle de sa lutte sans merci contre les limites d'une condition. Cette lutte ferait de l'image futuriste de la fusion de la machine et du corps le moyen même de sa survie. Banale, cette image où l'humain dans la machine chercherait son égal, dans le surhomme ou dans les figures de sa fantaisie, comme l'a écrit Schlemmer.


Quel théâtre pourtant que celui-là ? Théâtre des limites ? Ontologique ? À trop considérer les prothèses techniques, on oublierait trop rapidement que les images de la survie sont également des mises en scène de la mort. À trop considérer la technique on oublierait le drame ; ce théâtre, malheureusement bien réel, dont les futuristes ont un temps oublié l'histoire.


Pour aller plus loin :
Livre: David Mindell, 2004, Between human and machine : feedback, control, and computing before cybernetics, John Hopkins University Press - sur Amazon.fr